Ligue des champions : la réforme de trop ?
25 avril 2019Les grands clubs richissimes poussent pour 2024 une réforme qui transformerait la plus prestigieuse des coupes d’Europe en quasi-ligue fermée, au risque de décrédibiliser les championnats nationaux et de déséquilibrer encore plus l’économie du football.
C’est le sujet qui agite depuis quelques semaines les coulisses du football européen : le projet de réforme de la Ligue des champions (C1), porté par une poignée de clubs richissimes au sein de l’Association européenne des clubs (ECA). Objectif : dégager toujours plus de profits et diminuer l’incertitude sportive, certes glorieuse, mais trop douloureuse pour les affaires.
Dans la formule actuelle, 32 équipes sont réparties en huit poules de quatre qui permettent aux deux premiers d’accéder aux huitièmes de finales. La nouvelle formule, en vigueur à partir de 2024, répartirait ces 32 équipes dans quatre poules de huit, qualifiant les quatre premiers de chaque poule, mais assurant surtout à 24 de ces 32 équipes le droit de participer d’office à la compétition l’année suivante.
L’épreuve s’apparenterait ainsi à une ligue quasi fermée. Une garantie pour les heureux élus, et la possibilité d’engranger des droits télévisés conséquents, le nombre de match en phase de groupes passant de 96 aujourd’hui à 224.
Le rêve des grands clubs
Pour les grands clubs, le rêve. Qui se rapproche toujours plus depuis vingt ans. Dès la fin des années 1990, les grands clubs, réunis alors au sein du G14, agitent la menace de créer une « super ligue » fermée concurrente de la Ligue des champions. L’UEFA s’inquiète. Et réagit en proposant une réforme de sa C1 avantageant les clubs des quatre grands championnats européens (Angleterre, Allemagne, Espagne, Italie).
Le processus se répète plusieurs fois, en 2003, 2008, 2016. La super ligue ne se concrétise jamais, mais à chaque fois, l’UEFA sous la pression fait évoluer sa C1 dans un sens qui est toujours plus favorable aux grands clubs. La diversité se réduit : sur la période 1998-2002, on comptait encore 22 clubs issus de 9 pays en quart de finale de C1. Entre 2013 et 2017, ils ne sont plus que 17 en provenance de 6 pays.
Les révélations récentes des « Football Leaks » ont montré comment les dirigeants de la Juventus Turin, du Bayern Munich, du Real Madrid et de Barcelone ont peaufiné en secret en 2016 un projet de super Ligue. Remis dans les cartons au dernier moment, il était suffisamment alarmant pour pousser l’UEFA à accepter une réforme qui vient d’entrer en vigueur cette année (et jusqu’en 2021) : les quatre grands championnats ont chacun 4 qualifiés d’office, trustant 16 des 32 places en poules. Auparavant, dix clubs provenaient des barrages. Ils ne sont plus que six.
Des championnats nationaux totalement dévalorisés
« Ces révélations auraient pu freiner l’influence des grands clubs, mais elles ont au contraire crédibilisé leur menace et donc poussé l’UEFA à encore plus de concessions », souligne Bastien Drut, économiste spécialiste du football. Le même chantage est à l’œuvre aujourd’hui pour asseoir le projet 2024. « Les inégalités entre les clubs ne cessent de se creuser, toujours au profit des mêmes, regrette l’économiste Pierre Rondeau, de l’Observatoire sport et société de la Fondation Jean-Jaurès. Le football européen est confronté à un ultralibéralisme absolument sauvage, sans aucune des régulations qui interviennent par exemple dans les sports américains ».
Pour la première fois, le projet pour 2024 suscite cependant une levée de boucliers. Car s’il se confirme en l’état, il risque de porter un coup fatal aux ligues nationales démonétisées. Concentrés sur une Ligue des champions garantissant leur participation, les grands clubs n’auraient plus que faire de leurs classements dans leurs championnats.
Au sein de la Premier League anglaise, de la Liga espagnole, de la Ligue 1 française, c’est la tempête. Mais pas encore un front du refus unanime. « C’est la Premier League qui a le plus à perdre, notamment sur le marché des droits télévisés internationaux qu’elle domine aujourd’hui, note Pierre Rondeau. Mais les droits TV risquent de s’effondrer partout, une catastrophe pour toute l’économie du football ».
« Où sont passés les politiques ? »
Les ligues promettent de monter au créneau (lire plus bas). Sauront-elles se faire entendre ? « Les grands clubs profitent de l’absence de contre-pouvoir, observe Bastien Drut. Les fédérations des grands pays auraient pu s’élever contre ces dérives, mais elles ont laissé faire. Elles semblent se réveiller aujourd’hui, mais n’est-il pas trop tard ? »
Autre constat amer : « Où sont passés les politiques ? reprend Bastien Drut. Les élections européennes approchent, et personne ne semble se saisir de ce dossier ». Pierre Rondeau lui aussi s’en étonne : « Alors que partout montent les souverainismes, que les populations s’inquiètent des excès de la mondialisation, le football poursuit sa dérégulation à marche forcée. Et les supporteurs restent dans l’ensemble passifs. C’est incompréhensible. »
——————————
Les Ligues européennes tentent de faire front
Le syndicat regroupant les 28 ligues européennes (EPFL) promet de réunir les 6 et 7 mai 2019 à Madrid les quelque 900 clubs qui le composent pour établir une position commune sur les évolutions des compétitions européennes. « Si les représentants de la Premier Ligue et de la Liga veulent vraiment contrer la réforme de la C1, peut-être qu’un remodelage du projet est encore possible », mise l’économiste Bastien Drut. Le 8 mai, l’EPFL doit en tout cas rencontrer les dirigeants de l’UEFA à Nyon (Suisse) pour se faire entendre. Le feuilleton promet des rebondissements. Ce n’est qu’en 2020 que l’UEFA doit valider définitivement sa réforme.