MALI : Chronique d’une chute annoncée
16 juin 2022Il y a juste vingt ans j’ai été le témoin privilégié d’un évènement improbable sous nos tropiques : Un chef d’Etat au faîte de sa gloire, heureux de transmettre le flambeau à son successeur. Je suis certain qu’il ne se doutait pas à cet instant solennel qu’il venait presque de sonner le glas de la démocratie, de l’Etat de droit au Mali.
Avant ce fatidique 8 juin 2002, il faut dire que le Mali revenait de loin. Après une longue période de dictature entre 1960 et 1991 qui a vu un Parti unique de fait (USRDA) et un Parti unique de droit (UDPM) s’arroger le monopole de l’action politique, le multipartisme venait de réussir un retour en grâce plus de trente après que ses premiers défenseurs aient tous été sournoisement arrachés à l’affection de leurs partisans.
Réinstauré par le pouvoir de transition issu de la Révolution du 26 mars 1991 via l’acte fondamental n°001/CTSP du 31 mars 1991, le multipartisme n’a réellement recouvré son ancrage sociétal qu’en 1992 après l’adoption de la Constitution du 25 février qui stipule que « les partis concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent librement leurs activités dans les conditions déterminées par la loi… » (Art.28). La mise en œuvre de cette disposition constitutionnelle a conduit à l’adoption de plusieurs textes législatifs dont la charte des partis politiques. Actuellement, c’est la Loi n°05/047 du 18 Aout 2005 qui régit l’ensemble des partis politiques maliens. Cette Loi est la 4ième du genre depuis l’avènement du multipartisme. Ses dispositions fixent les règles de création et d’organisation des partis politiques ainsi que leurs ressources financières. Elles édictent, en outre, les interdictions, les sanctions et les pénalités qui leurs sont applicables.
Avec cette loi, les Partis politiques ont connu une nouvelle jeunesse au Mali. En effet, le renouveau démocratique qu’elle a insufflé dans la société malienne est à la base de la création de plusieurs partis emblématiques de la scène politique nationale. L’architecture institutionnelle du nouvel Etat malien concourrait à ce dynamisme des idées dont la coexistence était organisée par le régime mixte, semi présidentiel ou semi parlementaire, consacré par la Constitution du 25 février 1992.
Les premières élections présidentielles consécutives à ce chamboulement institutionnel ont vu L’ADEMA PASJ, le parti du Président Alpha Oumar Konaré, triomphé avec brio.
Le Président AOK inaugura son mandat présidentiel le 8 juin 1992 et l’acheva à la même date 10 ans plus tard, après deux mandats successifs. Il passa le flambeau à son successeur Monsieur Amadou Toumani Touré, lors de ce qui est à ce jour la dernière cérémonie d’investiture conforme au calendrier constitutionnel de l’histoire moderne de notre pays. Mais alors pourquoi, contrairement à AOK, aucun de ses successeurs n’a pu achever son deuxième mandat ? Pourquoi le peuple est arrivé à regretter les pires périodes de son existence pour réclamer le retour de la pensée unique ?
Pour situer les responsabilités dans cette tragédie, il faut interroger le comportement des deux successeurs du Président AOK qui sont arrivés au pouvoir, ignorant la nature semi présidentielle du régime instauré par la Constitution de la IIIième République ; Constitution, dont la capacité de régence repose sur la légitimité de trois institutions fondamentales : Le Président de la République, Le Gouvernement et L’Assemblée Nationale.
De par sa clairvoyance, le Président AOK avait accordé une large place aux partis politiques dans la conduite de ces trois institutions notamment en ce qui concerne le gouvernement, rouage essentiel de notre régime politique.
En effet ce régime politique que nous avons hérité de la France exige pour sa survie que le gouvernement soit une somme de légitimité. En France autour de la table du Conseil des Ministres ne siègent que des élus, des représentants du peuple. Ainsi, le Premier Ministre français et ses ministres bénéficient de l’onction populaire comme le Président de la République. Ils sont Ministres parce que le peuple leur a accordé sa confiance. C’est la somme des légitimités réunies au sein du gouvernement, même en période de cohabitation dans l’hémicycle français, qui représente le projet social dominant et qui permet à l’Exécutif (PR et Gvt) d’appliquer sa politique avec l’onction populaire.
Le Président AOK a scrupuleusement respecté cette alchimie, convaincu qu’il l’était, que la démocratie et l’Etat de droit ne sauraient reposer que sur les partis politiques.
Au cours de ses deux mandats, le Président AOK a toujours composé ses gouvernements en tenant compte du fait partisan :
- Le Premier Ministre a toujours été choisi au sein du parti majoritaire, son parti, l’ADEMA PASJ ;
- Tous les courants du parti étaient représentés ;
- Tous les partis qui soutenaient la politique du parti et son programme de société étaient représentés dans l’équipe gouvernementale ;
- La société civile elle aussi a toujours été représentée.
Les Gouvernements du Président AOK étaient composés de ministres, hommes politiques de premier plan. Le ministre technocrate ou illustre inconnu est toujours resté l’exception. Sous AOK le gouvernement était loin d’être la simple caisse de résonnance qu’il est devenu par la suite.
L’Assemblée Nationale avait également la pleine mesure de son rôle. Autant les partis politiques étaient associés à la composition de l’Exécutif, autant leur rôle était déterminant à l’Assemblée Nationale dont la composition reflétait largement le paysage politique national. Les débats y étaient vigoureux, et les politiques publiques qui y étaient décidées se concentraient toujours sur les grands problèmes de la Nation (PRODEC – PRODESS etc…). C’est cet attelage conforme à l’esprit des Institutions qui a permis au Président AOK de remplir correctement ses deux mandats présidentiels et de réaliser le bilan fabuleux que son parti va de publier en hommage à son action.
Selon nous, c’est pour avoir privatisé les Institutions de la Nation que les deux successeurs du Président AOK n’ont pas pu terminer leurs seconds mandats tous deux interrompus par un Coup d’Etat. Par leurs actions néfastes, leur mépris pour le fait partisan, pour les partis politiques, socle de la démocratie, les Présidents Amadou Toumani Touré (ATT) et Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) ont mis en péril l’Etat de droit, la Démocratie au Mali.
Si les présidents ATT et IBK se sont fait renversés c’est surtout parce qu’ils ont perdu la confiance des partis politiques, du peuple souverain. Ils ont réussi le tour de force de faire regretter au peuple la période la plus sanglante de son histoire.
La situation d’aujourd’hui, leur échec, présenté comme celui des partis politiques, est au contraire la preuve par l’absurde que la Démocratie rime avec les Partis Politiques.
Les Présidents ATT et IBK arrivés aux pouvoirs grâce à un vote franc et massif du peuple ont aussitôt entrepris la marginalisation des partis politiques, en d’autres termes ils ont commencé à scier la branche sur laquelle ils étaient perchés.
ATT après son élection triomphale grâce au soutien de l’ADEMA a eu pour première ambition d’affaiblir l’ADEMA au profit d’une coalition hétéroclite (RPM-MPR-CNID-UMRDA etc.) dénommée « Espoir 2000 » qui deviendra M5 – RFP quelques années plus tard.
Avant même les élections, 12 listes de l’ADEMA ont été invalidées par la Cour Constitutionnelle. Pourtant, après la proclamation des résultats par l’Administration, l’ADEMA restait majoritaire ; alors la Cour Constitutionnelle, sous l’impulsion du Président de la République, rentra dans la course pour faire du groupement « Espoir 2000 » le groupe majoritaire à l’Assemblée Nationale. Ce groupe constitué sans socle politique ou idéologique a bien sûr volé en éclat dès les premières difficultés. C’est ainsi que le Président ATT a réussi à transformer l’Assemblée Nationale en chambre d’enregistrement et à mettre aux pas les partis politiques. Le Parlement neutralisé, il s’attaqua ensuite à l’Institution gouvernementale. Ses Gouvernements successifs furent constitués sans réelle logique politique tout simplement selon le bon vouloir du Prince. Après avoir hérité d’un Gouvernement de 20 membres, il a constitué une équipe de plus de 30 ministres en distribuant les portefeuilles ministériels à qui bon lui semble. Devenue une vraie cour des miracles, le Gouvernement a lui aussi perdu toute crédibilité aux yeux du citoyen malien.
En agissant de la sorte le Président ATT qui se réclamait indépendant, libre de toute attache partisane a constamment trahi l’esprit de la Constitution du 25 février 1992 qui se manifeste à travers trois principes incontournables :
- La légitimité des Institutions ;
- La responsabilité des dirigeants ;
- La participation populaire.
La participation populaire est celui de ces principes qui a le plus été mis à mal par la pratique du pouvoir made in ATT. En effet, ce principe qui implique que les populations, à travers les partis politiques, participent au processus décisionnel, exécutent les décisions politiques et contrôlent l’action des Institutions, s’est atrophié. Le Président ATT ayant complètement oublié qu’on ne peut gouverner sans le peuple et ses représentants, continua son entreprise de sape des capacités d’action des partis politiques. Progressivement il a perdu sa légitimité ainsi que le soutien du peuple qui l’avait triomphalement élu. Ainsi, la première bourrasque qui s’abattît sur son régime le fit imploser sous une violence inouïe avec l’installation d’une transition militaire, qui se serait éterniser sans la mobilisation salvatrice des partis politiques. Ce sont les actions de coercition politique menées par le FDR, une coalition éphémère de partis de mêmes bords, qui finît par obliger les militaires à rétablir l’ordre constitutionnel sous le contrôle de la CEDEAO et à passer le témoin au Président de l’Assemblée Nationale qui a nommé un Gouvernement de transition. Ce gouvernement a rapidement organisé les élections qui ont abouti à l’élection de Monsieur Ibrahim Boubacar Keïta comme Président de la République du Mali.
Malheureusement les leçons de l’histoire, de la vie, n’ont pas amené le Président I.B.K à éviter de commettre les mêmes erreurs funestes que son prédécesseur avait commises avant lui. En effet, avec son installation au pouvoir, le déni de réalité a atteint son paroxysme. Dès sa première déclaration publique il a dénié tout rôle à son parti pour son accession à la magistrature suprême. Après asséné ce coup perfide à son parti, lui aussi a entamé une entreprise de fragilisation des deux autres piliers de notre régime politique, le Gouvernement et l’Assemblée Nationale.
Sous le magistère de IBK, le Gouvernement a connu une dérive spectaculaire. Nous avons connu les gouvernements les plus hétéroclites, les plus incompétents de notre histoire et qui plus est, n’avaient avec aucune assise politique. Chaque année une nouvelle équipe gouvernementale était composée avec un laxisme frisant l’inconscience. Les hommes et la structure du gouvernement changeaient au gré de l’humeur du Prince, sans aucune considération pour les partis politiques, socle de la vie politique.
Progressivement les gouvernements du Président IBK sont devenus des coquilles vides aux antipodes de ce qu’ils auraient vraiment dû être. La dernière équipe gouvernementale qui a entrainé la chute du régime a été l’incarnation de ce système boiteux.
Dans notre régime politique le Premier Ministre est, au-delà de son rôle constitutionnel de chef du gouvernement, le chef de la majorité présidentielle. C’est là son rôle essentiel. Pourtant, le dernier gouvernement IBK a outrageusement méconnu cette réalité. L’ultime Premier Ministre de ce régime n’avait aucune légitimité pour être le chef des partis de la majorité ; partis, qui d’ailleurs lui vouaient un mépris rarement perçu sur la scène politique nationale. En effet, aucun des partis de la majorité ne reconnaissait son autorité, encore moins son leadership. Il est ici très pertinent de noter que les contentieux électoraux qui ont sonné le glas du régime opposaient les partis de la majorité entre eux. La majorité présidentielle était devenue un train fou sans conducteur qui a tout écrasé sur son passage.
Le Président ne disposait plus de la majorité politique dans pays. Il était de notoriété publique, que les militants des partis politiques composant la majorité présidentielle étaient aussi nombreux que les militants du M5 dans la contestation de ce dernier gouvernement honni de tous. Mais au-delà de ce couple exécutif chancelant, ce qui a réellement précipité la chute vertigineuse du régime IBK, c’est la déconfiture de l’Assemblée Nationale.
En effet sous le président IBK, l’Assemblée Nationale a perdu toute crédibilité aux yeux de l’opinion publique en raison de la combinaison de plusieurs facteurs dont le plus notable a été l’intrusion néfaste de l’exécutif dans le fonctionnement de l’Institution. Déconnecté qu’il était de son milieu et de ses militants, le député malien a graduellement perdu toute crédibilité. En raison du mode de scrutin ubuesque qui est utilisé ; ceux qui sont censés représentés la nation, ne représentaient ni les militants ni les populations dans la majorité des circonscriptions électorales du pays. La Cour Constitutionnelle en intervenant souvent comme le 3ième tour des élections législatives n’a fait qu’aggraver une situation déjà explosive.
Aujourd’hui, il apparait urgent de modifier le mode de scrutin pour les élections législatives en introduisant une dose de proportionnelle afin d’éviter l’exclusion du parlement, de plusieurs courants d’opinions. Ce scrutin mixte permettrait aussi d’éviter les scandales ahurissants vécus sous la présidence IBK avec, sur la même liste, des candidats de la majorité et de l’opposition. Avec ce scrutin mixte nous nous mettrons à l’abri de ces situations surréalistes qui ont fini de désabuser les citoyens qui ne croyaient déjà plus au système, qui ne le respectait plus et qui avaient encore moins, l’envie de le soutenir.
Le parlement sous IBK était aphone. Il ne disposait d’aucun ancrage populaire. Il n’y existait plus de majorité politique et le Président de l’Assemblée nationale, successeur du président en cas d’empêchement, était désigné par l’Exécutif contre l’avis des partis politiques de la majorité présidentielle. Cette caporalisation de l’Assemblée nationale, cheminement mortel en démocratie, a atteint un le point de non-retour lors du 2ième mandat du Président IBK. Là encore, bis repetita ; l’Assemblée Nationale était redevenue une chambre d’enregistrement comme sous le Président ATT. La 3ième Institution du Pays, ne contrôlait plus l’action du gouvernement. Par suite, elle laissa s’instaurer une véritable politique de privatisation de l’Etat malien. Au mépris du principe démocratique de séparation des pouvoirs, les dotations budgétaires et les mandatements subséquents, reflétaient, sous le régime IBK, plus les pouvoirs de l’élite bureaucratique corrompue (Exécutif) que les priorités économiques et sociales devant être défendues par les députés.
Vu le nombre extraordinairement élevé de marchés douteux, souvent fantaisistes, réalisés sur les fonds mis à disposition de l’Etat par le parlement ; on peut affirmer sans grands risques de se tromper que l’Assemblée nationale n’exerçait aucun contrôle sur la gestion du budget de l’Etat. A cause de toutes ces approximations qui n’ont fait que se répéter au cours de ses deux mandants, le Président IBK a fait perdre à l’Assemblée nationale le peu crédibilité qu’il lui restait si tant est qu’elle en avait une durant les huit ans qu’il a passé aux affaires.
Ainsi, comme avec A.T.T la désintégration des deux institutions fondamentales de l’édifice républicain a produit une déflagration qui a entrainé la chute de la Première Institution : le Président de la République.
Ayant perdu toute légitimité aux yeux du peuple, le Président IBK a naturellement été abandonné par les partis politiques et inéluctablement par le souverain qu’ils représentent.
La situation actuelle n’est donc pas le résultat de l’échec des partis politiques mais plutôt celui de l’échec de deux hommes politiques qui ont pensé pouvoir agir dans le domaine politique sans les partis politiques.
La Constitution du 25 février 1992 ayant survécu à deux coup d’Etat militaire, il est urgent pour la classe politique malienne, les partis politiques, de revenir aux prescriptions de la conférence nationale souveraine de 1991. Suite aux dérives de certains hommes politiques, il faut sauver la démocratie malienne attaquée de partout par les restaurateurs de l’ordre ancien. Il est important que les partis politiques se mobilisent pour sauver le La Constitution du 25 février 1992 ; « Vaisseau Amiral » de notre démocratie.
Des apprentis sorciers s’apprêtent à rédiger une « nouvelle Constitution » donc à changer de République, de régime politique. Mais pour quel régime ? Le régime présidentiel ou le régime parlementaire !? L’ignorent-ils à ce stade ou au contraire, cachent-ils leur jeu ? Pour l’heure le Mali n’a ni les hommes, ni les capacités institutionnelles pour faire fonctionner l’un de ces régimes politiques. La Constitution a certes besoin d’être révisée, mais le Mali n’a pas besoin d’une nouvelle Constitution. Pour paraphraser quelqu’un, le Mali a besoin des partis politiques forts et bien structurés et non d’apprentis sorciers pour sauver sa Démocratie et notre chère République.
Pr. Makan Moussa SISSOKO.
Ancien Ministre